Joker, peut-on rire de tout ?
À l’occasion de la sortie du film en Blu-Ray, Error 404 voulait revenir sur la dernière création audacieuse et irrévérencieuse de Todd Phillips, sorti en 2019.
Le Joker est sans doute l’un des films les plus actuels concernant notre société, et c’est sûrement ce qui nous fait le plus peur dans ce long métrage.
En effet, l’excellent Joaquin Phoenix nous dépeint avec justesse et brio un personnage à la fois dément, horrifiant, duquel nous avons envie de nous détacher, que nous souhaitons renier, mais que pourtant nous comprenons, pour lequel nous avons presque de la sympathie, et que nous voulons voir s’en sortir.
Nous le voyons évoluer tout au long du film, de cet homme replié sur lui-même, mal à l’aise en société, jusqu’à devenir ce tueur sans remords. Mais créons nous ces monstres ? Sommes nous tous enclins à devenir comme lui, dans un contexte pareil ? Si la seconde réponse semble plutôt évidente, à savoir que non, nous ne ferions pas tous les mêmes choix, car la moralité de chacun n’est pas placée au même niveau, selon notre vécu, notre éducation, nos rencontres…
La réponse à la première question elle, est moins claire.
Let’s put a smile on that face!
Arthur Fleck est un personnage à qui la vie ne sourit pas. Issu d’une famille brisée, élevé seul par sa mère malade et vraisemblablement atteinte de folie, qui le couve comme un enfant, Arthur est le seul à pouvoir subvenir aux besoins de la famille, et cumule ainsi les boulots ingrats, comme celui d’homme sandwich déguisé en clown, ou de clown dans un hôpital pour enfants malades alors qu’il n’a aucune envie d’y être. C’est un être anti-social, rire prodromique (ou syndrome pseudo-bulbaire), c’est-à-dire d’un rire pathologique qui provoque une distanciation de la part de son entourage, et des gens qu’il croise, comme dans la scène où Arthur est dans le bus et se met à rire frénétiquement, peinant même à sortir sa carte expliquant son trouble, mettant ainsi mal à l’aise les autres passagers.
Et comme si cela ne suffisait pas, ses pathologies sont cumulées : le protagoniste souffre également de sociopathie, c’est-à-dire qu’il ne respecte aucune norme, ni loi sociale, et ne ressent aucune empathie envers ceux qui l’entourent. Il est également psychopathe, à savoir qu’il ne ressent lui-même aucune émotion, ne les reconnaît pas, en plus de ne pas comprendre ce que les autres peuvent éprouver.
Cela se voit notamment dans la manière dont il est avec sa voisine, entrant chez elle comme si de rien n’était. Sa psychopathie s’apparente par ailleurs au syndrome de Witzelsucht qui est un dysfonctionnement cérébral poussant les malades à constamment faire des plaisanteries de goût douteux et à agir de manière stupide, comme lorsqu’il plaisante dans l’ascenseur sur le fait de se tirer une balle, ou encore la fameuse danse dans les escaliers alors qu’il est pourchassé.
Le personnage souffre par ailleurs de délires, d’hallucinations dans lesquels il nous embarque tout au long du film, nous empêchant de savoir ce qui est vrai ou ne l’est pas, à maintes reprises.
Ce qui ne me tue pas me rend plus… bizarre.
Bien entendu, tous ces facteurs combinés sont de la pure fiction, et ne font que servir au scénario, afin d’appuyer la folie du personnage, comme l’avait fait auparavant Alan Moore dans le comics The Killing Joke (1988).
Mais le fait est que l’on pourrait s’en tenir là, qu’Arthur pourrait décider de se retirer de la société, la renier, et la haïr en silence.
Pourtant, le fait de se faire agresser en plein travail par un groupe de jeune puis ne pas être cru par son supérieur, se voir proposer une arme par un collègue, perdre son job, être trahi par un associés, voir sa mère sombrer et lui raconter son histoire avec Wayne à laquelle il croit, et par conséquent se sentir abandonné par son « père », se faire rejeter une deuxième fois par ce dernier, se sentir inférieur à Bruce Wayne qu’il considère posséder le bonheur qu’il devrait avoir, se voir moqué à la télévision dans l’émission de Murray Franklin (Robert de Niro), agissent comme des détonateurs.
Tout cela le conduit à se sentir davantage isolé, perdu (et l’usage de la longue focale pour isoler le personnage dans l’écran accentue ce sentiment), et de détester la société capitaliste et individualiste, et ceux qui la constituent, car personne n’est là pour lui alors qu’il en aurait besoin.
Cette société est incarnée par le personnage de Thomas Wayne, candidat à la mairie de Gotham, qui promet d’aider les classes populaires, mais ne répond pourtant pas aux lettres la mère d’Arthur. Wayne est supposé être proche du peuple, mais pourtant semble déconnecté du réel, vivant une vie de palace, dans un grand manoir protégé par d’immense grilles, ne laissant entrer personne.
Ainsi, Arthur commence à rejeter l’idée des privilégiés, de ceux qui ont tout ce qu’il n’a pas, de ceux qui réussissent, alors que lui et sa mère, qui n’ont pas de moyens, qui sont atteints de maladies, sont mis à l’écart, oubliés, rejetés et laissés pour compte. Il y voit une injustice, et veut devenir le justicier qui n’est pas là pour lui.
Seulement, il est l’antithèse du héros, et crée plus de drame qu’autre chose. Nous sommes à l’opposé de tous les films de super-héros habituels, et dès lors, chaque plan nous conduit davantage dans les profondeurs et la noirceur de l’humanité, et nous avons l’impression que cela ne peut jamais être pire… et pourtant ! Durant une heure et demie, nous assistons impuissants à la chute d’Arthur, devenant progressivement le Joker, jusqu’à la mort totale de son humanité dans cette salle de bain, annihilant le reste de compassion que nous avions pour lui.
« Why so serious? »
Tout au long du film, les moments d’empathie sont rares et immédiatement contrebalancés par des scènes rendant toute caution impossible. Bien qu’il soit impossible de rester passif devant un tel film, il ne présente jamais d’évidence morale, et rien n’est manichéen. Phillips montre, mais ne juge pas, et ne nous donne pas de clés. Le spectateur doit ainsi faire appel à sa propre réflexion et ses propres références morales pour se positionner en permanence.
Reste donc à nous demander : aurions-nous pu le prévenir ? Considérer davantage son prochain pourrait-il éviter, dans une moindre mesure, de créer des tueurs ? Le film a créé la polémique aux Etats-Unis pour « incitation à la violence », mais où se trouve la réelle violence ? Dans une société qui laisse de côté les plus faibles ? Dans des actes de violence personnelle commis pour être remarqués et pris en compte ? Sûrement dans les deux, mais il est certain que nous pouvons tous nous questionner sur qui nous souhaitons être, celui qui a de l’empathie envers ce personnage et souhaite l’aider, ou celui qui l’humilie, le salie, et le condamne. Sommes nous l’un des clowns présents dans cette dernière scène nous dépeignant un renversement sociétal violent, vengeur et meurtrier ?
Au final dans quel monde nous voulons vivre : celui d’Arthur ? Ou celui du Joker ?